N. Furrer: Der arme Mann von Brüttelen

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Titel
Der arme Mann von Brüttelen. Lebenswelten eines Berner Söldners und Landarbeiters im 18. Jahrhundert


Autor(en)
Furrer, Norbert
Erschienen
Zürich 2020: Chronos Verlag
Anzahl Seiten
230 S.
von
Jean Steinauer

À l’orée de la cinquantaine, Hans Rudolf Wäber est un grand gaillard (1,75 m.) plutôt sec, au teint hâlé, grisonnant sous un petit chapeau noir et portant des habits modestes. Dix ans plus tard, un nouveau signalement note qu’il lui reste trois dents à la mâchoire inférieure et le chausse de souliers à grandes boucles. Il vient de Brüttelen, un village du Seeland. C’est un homme du peuple, marginal à certains égards et représentatif, pourtant, de son milieu, de son pays et de son temps.

Il s’écarte du modèle courant par sa longévité; peu d’hommes de son état dépassent alors la soixantaine. Il n’a pas d’enfants, en dépit d’un mariage tardif (en 1775, il a trenteneuf ans, vingt de plus que sa femme) rompu en 1786; l’épouse a demandé le divorce, et l’obtient d’autant plus facilement que l’homme, absent, a maille à partir avec la justice. On aimerait le chansonner avec Brassens: «Au village, sans prétention / J’ai mauvaise réputation». Hans Rudolf est suspecté dans le cadre du meurtre d’un gendarme, sans conséquence. Il est aussi poursuivi pour avoir frauduleusement fait enrôler son filleul et neveu au service de Hollande, ce qui lui vaut une sentence de bannissement.

Mobile par force autant que par goût, il a passé vingt ans dans des compagnies bernoises au service étranger (Piémont, France, Hollande), ce qui n’a rien d’exceptionnel; en 1784, il a déserté, ce qui était courant. Au pays, Hans Rudolf travaille comme domestique de ferme sur les domaines de patriciens et s’engage une fois dans une manufacture neuchâteloise d’indiennerie. Ce pauvre diable n’est pas miséreux: il a pu se marier. Si l’on ignore tout de ses biens meubles et de son logement, on sait qu’il a possédé, en trois lopins mis aux enchères peu avant le divorce, un petit champ, un bout de pré et quelques pieds de vigne, le tout s’étendant sur moins d’un hectare, 5600 m2 selon nos mesures. Il a été scolarisé au village, mais non pas formé à quelque métier que ce soit. Il sait lire et écrire, parle allemand (le dialecte régional) et français.

Un homme évanescent dont la trace se perd après 1796, mais pas insignifiant. Il n’a pas vécu en sauvage et des attaches multiples le reliaient à ses contemporains. C’est dans ce réseau familial, local, institutionnel que se détache et s’individualise, progressivement, la figure de Hans Rudolf Wäber. Mais l’écheveau fait apparaître aussi des données collectives. Avec la biographie de son «pauvre homme», ainsi, Norbert Furrer livre non pas un récit picaresque renouvelé d’Ulrich Bräker, mais – dans le droit fil de précédents ouvrages – un tableau minutieusement documenté de la société pré-industrielle dans nos campagnes, ainsi qu’un essai méthodologique. Déconcertant, mais concluant.

En filigrane, on découvre en effet le pays déjà bien administré de Leurs Excellences de Berne; elles ne sont pas si lointaines que leur patte ne puisse s’abattre sur le délinquant ou le suspect, ou leurs juges prononcer le divorce d’une femme abandonnée. Entre le sujet anonyme et ces hautes puissances, des communautés emboîtées assurent la transition: le village de Brüttelen, la paroisse d’Ins (Anet), le bailliage d’Erlach (Cerlier). Dans les réseaux que tissent la parenté et le voisinage, on perçoit des tensions, c’est-à-dire des histoires, mais Furrer s’interdit de succomber à la tentation romanesque, ou simplement littéraire. Il ne concède rien à la narration, au rebours d’une tendance en faveur actuellement (Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, 2014). Il prend aussi le contrepied d’une micro-histoire reconstructive d’univers culturels, comme celui du meunier frioulan dans l’ouvrage fondateur de Carlo Ginzburg (Le fromage et les vers, 1976). Il refuse même de commenter les données contextuelles, extraites d’archives qu’il transmet brutes ou de publications contemporaines, telle cette savoureuse description de la paroisse par son pasteur en 1764. À plus forte raison, l’historien se garde d’entrer dans la pensée, l’imaginaire ou le ressenti de son sujet, même avec toutes les précautions d’un Alain Corbin (La vie retrouvée de Louis-François Pinagot, 1998).

Furrer a relevé le défi biographique en approchant de l’extérieur l’homme de Brüttelen, sans quitter les documents. Il ne met sous les yeux du lecteur que les pièces d’un dossier. Elles sont fragmentaires, pauvres et rares. Le baptême d’Hans Rudolf est enregistré, mais pas son décès. Les contrôles de troupe n’attestent que sa présence à un moment donné dans une compagnie suisse au service étranger, et cela n’occupe jamais qu’une ligne sur cent-cinquante. Le nom de notre homme apparaît dans une dizaine d’archives, mais lui-même n’a pas laissé un seul mot d’écrit. Voilà des raisons suffisantes pour recueillir avec soin le plus mince témoignage. Fuyant le risque de l’interprétation, Furrer s’en tient de même à des informations purement factuelles quand il emprunte aux données de parents ou de voisins de son sujet, afin d’obtenir un terme de comparaison. Les documents, tous les documents, rien que les documents! Plus positiviste, tu meurs. Mais cette démarche laisse ouvert l’espace de l’imaginaire dans l’esprit du lecteur qui peut à son tour, solidement guidé, construire un Hans Rudolf Wäber possible, plausible. Alors la rigueur méthodologique révèle une exigence éthique: on ne parle pas d’un homme sans voix en parlant à sa place. Et la modestie de l’historien trouve sa justification; il cherche tout ce qu’on peut savoir d’un homme, sachant qu’il ne peut pas atteindre sa vérité. À supposer même que l’utopie d’une biographie totale soit réalisable, la masse des informations récoltées accroîtrait encore le besoin d’en savoir plus. Jean Paulhan avait prévenu: «Les gens gagnent à être connus, ils gagnent en mystère.»

Zitierweise:
Steinauer, Jean: Rezension zu: Furrer, Norbert: Der arme Mann von Brüttelen. Lebenswelten eines Berner Söldners und Landarbeiters im 18. Jahrhundert, Zürich 2020. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 71 (3), 2021, S. 520-522. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00093>.

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